En 2109, le monde a bien changé, mais pas comme le prévoyaient les romans de science-fiction. Point de navettes, point de villes verticales et aériennes. Mais suite aux désastres environnementaux et à la succession de catastrophes écologiques, les habitudes de production et de consommation ont changé. Les gens sont mieux informés, ils sont devenus plus responsables, et notamment, 99 % de la population mondiale est végétarienne.
Le végétarisme s’est imposé par nécessité puis est rapidement devenu une habitude. Les enfants naissent végétariens, mangent végétarien sans se poser de questions, sans éthique et sans philosophie sous-jacente. L’omnivorisme est devenu une tendance marginale.
I
Aurélie fait partie de ce petit pourcentage de la population.
Née végétarienne comme la plupart des gens, elle a fait le choix à l’âge de dix-huit ans de manger de la viande. Dans un monde presque entièrement végétarien, ce n’était pas facile. Elle savait qu’elle serait confrontée à l’incompréhension, au jugement, aux regards désapprobateurs, mais elle tenait à son choix.
Les premières personnes à être mises au courant de son choix furent ses parents. Bien sûr, leur réaction fut celle qu’elle attendait. Son père se moqua d’elle en prétendant que cela lui passerait, que ce n’était qu’une lubie d’adolescente. Sa mère fut plus compréhensive, mais ne cachait pas sa déception. Et les carences? et les cancers? Y avait-elle pensé?
Ce soir là Aurélie refusa de toucher aux brochettes de tofu préparées par sa mère, et son «caprice» la fit envoyer dans sa chambre.
Les parents terminèrent leur repas dans un silence de mort, troublé seulement par un marmonnement de la mère «Je refuse de lui cuisiner des plats omnivores, elle n’aura qu’à se les préparer elle-même, j’ai assez de travail comme ça».
Passés les premiers instants d’euphorie, Aurélie se sentit rapidement isolée dans sa démarche. Elle ne connaissait pas d’omnivore, excepté une vague cousine qui avait des troubles du comportement alimentaire et mangeait quelquefois des animaux. Elle avait néanmoins entendu parler quelquefois d’omnivores à la télévision, mais elle devait trouver des sources d’informations plus fiables, plus diverses. Elle devait trouver un moyen d’entrer en contact avec des gens come elle. Internet s’imposa comme la solution.
Aurélie passa des heures à chercher des informations nutritionnelles fiables mais tous les sites de nutrition supposaient que l’alimentation était végétarienne, et prétendaient qu’une alimentation omnivore était extrêmement difficile à équilibrer et que les omnivores s’exposaient à des carences s’ils ne gardaient pas une vigilance de tous les instants sur leur alimentation.
Aurélie se sentit découragée jusqu’au jour ou elle découvrit un forum de discussions consacré à l’alimentation omnivore. Aurélie s’inscrit sous le pseudonyme d’Aurade. Elle passa quelque temps à lire ce qui avait déjà été écrit sur le forum. Quelques intervenants étaient omnivores depuis leur naissance, leurs parents avaient choisi pour eux. «Si eux ont mangé de la viande pendant tout ce temps et sont encore en vie, alors moi aussi je dois pouvoir y arriver».
Aurade se présenta sur le forum:
Aurade: Bonjour à tous! j’ai 18 ans et j’ai décidé de devenir omnivore. Je n’ai jamais trop aimé le soja et les légumineuses, et je voudrais savoir par quoi vous les remplacez. Comment évitez-vous les carences? Pensez-vous que l’on puisse devenir omnivore du jour au lendemain?
Mes parents n’acceptent pas trop mon choix et en plus, je ne sais pas vraiment cuisiner. Est-ce que l’alimentation omnivore coûte cher?Ou acheter les produits?
Merci et bisous!
Les réponses de tardèrent pas. Omni30 fut le premier à la rassurer en termes de nutrition. Il lui expliqua comment inclure la viande et le poisson dans son alimentation, progressivement, pour éviter les maladies. Omni30 lui fournit également des liens vers des sites d’associations omnivores qui proposaient des conseils, des recettes, des discussions. Aurade trouva rapidement sur le forum des amis virtuels. Elle trouvait des réponses à se questions, elle pouvait parler des incompréhensions auxquelles elles faisait face, et même les anticiper.
Et des incompréhensions, il y en avait. Les situations critiques se succédaient mais ne mettaient pas à mal sa détermination à cheminer vers un omnivorisme total.
Le restaurant universitaire de l’université dans laquelle Aurélie faisait ses études d’économie ne proposait que des plats végétariens, de même que toutes les cafétérias et snacks autour de la fac. Aurélie payait des repas entiers pour n’en grignoter que quelques morceaux de rares produits animaux, omelettes parfois, et un peu plus fréquemment du fromage. Aurélie mangeait les plats à base de légumes mais refusait de toucher au tofu, seitan, kombucha, légumineuses, etc. La serveuse du Restau U avait pris l’habitude de cette cliente inhabituelle et lui servait gentiment son plats sans tofu, agrémenté cependant d’un «toujours pas de tofu pour la petite dame?».
Toujours pas.
A la longue, cela agaçait Aurélie. Mais sur le forum, Aurade se défoulait sur le post «Réflexions et repas chez les végétariens»
Aurade: J’en ai assez des remarques de ce genre, ce n’est pas grave en soi, mais à la longue, toujours les mêmes remarques, se justifier sans arrêt, c’est lourd.
Omni30: j’ai eu droit hier à «Tu n’as pas de carences?» Eh bien non, mais combien de fois faudra t’il que je le répète? J’ai fait une prise de sang récemment, mon sang est un peu gras mais ça reste raisonnable!
TiPlouc: J’ai eu droit dans l’ordre à:
-sais tu que les animaux soufrent quand on les tue? Perso je m’en moque.
-pourquoi être omnivore alors qu’il est trouvé que l’être humain à l’origine étaiet herbivore?
je sais pas quoi répondre…
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Alberto : Sur un autre forum, un mec a écrit: «sais-tu que la production de viande est extrêmement polluante? Si tout le monde faisait comme toi, il n’y aurait pas assez de place pour les cultures, et des gens mourraient de faim!» Vous croyez que c’est vrai?
Omni30: Il parait que c’est ce qui est arrivé il y a cent ans… Mais les omnivores étaient beaucoup plus nombreux, ça n’a rien à voir.
JCtraviol: On a tous les mêmes remarques, et il y a aussi le classique: «mais pourquoi essaie-tu de nous convertir à l’omnivorisme? Tu fais de la propagande là!» Alors qu’on essaie seulement de répondre à leurs questions!Il y a même un mec qui m’a demandé si j’étais dans une secte.
Aurade: En tout cas j’en ai assez de tous ces végétariens qui mes jugent sans cesse et qui prétendent que c’est moi qui les juge. Qu’ils crèvent tous
Omni30: On a tous le même problème tu sais…Il faut être patient. Essaie de rencontrer des omnivores près de chez toi, tu te sentiras moins seule.
David: On organise un pique-nique omnivore Dimanche prochain sur la Prairie, tu seras la bienvenue, il suffit que tu apportes un plat sans aucune matière végétale, de façon à ce que même les carnivores les plus stricts puissent participer.
Aurade: OK, je passerai, mais je vous préviens mes talents de cuisinière sont limités lol!
Ou trouver de la viande? Ou trouver des produits laitiers en quantité et qualité suffisante? Les supermarchés modernes ne proposaient qu’un petit rayon de quelques produits animaux hors de prix, dont les emballages étaient ornés d’un V rouge (le sigle du «convient aux omnivores»).
Aurélie arpenta les magasins alternatifs pour trouver ça et là quelques œufs et viandes. Bien sûr, tout était extrêmement cher, mais c’était son choix. Aurélie trouva sur internet quelques recettes omnivores. Les premiers essais furent des désastres le lait de vache ne cuisait pas comme les laits végétaux dont elle avait l’habitude. La viande carbonisait rapidement, dégageant une odeur insoutenable. Au bout de plusieurs tentatives, elle put confectionner un pain de viande à l’aspect assez attrayant. C’est ce plat qu’elle emporterait au pique-nique.
Un dimanche ensoleillé, la Prairie, les saules, ici se déroulait le pique-nique. «Je vais enfin rencontrer des anormaux», pensa en souriant Aurélie. Elle passa devant un petit attroupement de personnes sans penser qu’il pouvait s’agir des omnivores. Après dix minutes de marche sans plus rien voir qui ressemblait à un pique-nique, elle se rendit à l’évidence: ce devait être eux. Elle s’approcha à nouveau du groupe et les jaugea: jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, apparemment en bonne santé, peut être un peu gras, les visages un peu rosacés, mais finalement, rien de bien différent des végétariens. Aurélie se lança dans le groupe.
«Depuis combien de temps? Et pour quelle raison? Quel est ton pseudo sur le forum? Comment l’a pris ta famille?»
Les questions fusaient, Aurélie se sentait bien, pour la première fois depuis qu’elle était omnivore, elle n’était pas jugée, elle n’était pas objet de curiosité, puisque ceux qui l’entouraient étaient aussi curieux qu’elle.
Ce devait être le seul endroit réel dans lequel Aurélie se sentait bien. Le forum lui, offrait un havre de paix virtuel, quelquefois troublé en période de vacances par des gamins végétariens qui venaient poster des photos de plants de soja au milieu de leurs discussions.
II
Après plusieurs années d’omnivorisme, Aurélie n’envisagea plus la vie sans viande. Cela continuait à lui poser des problèmes en société, ses amis avaient fini par s’habituer, mais il y avait toujours des gens mal informés et peu tolérants, qui étaient toujours intrigués et dérangés par cette fille qui mangeait des cadavres.
Le plus délicat pour Aurélie était de gérer ses relations avec les hommes. Elle était sortie avec plusieurs étudiants, végétariens bien sûr, mais aucun ne comprenait son mode de vie. Au mieux, ils manifestaient un scepticisme moqueur, au pire, ils essayent de la forcer à redevenir végétarienne. Après avoir quitté un jeune homme qui mettait à son insu du seitan dans son assiette, Aurélie comprit qu’elle ne pourrait faire sa vie qu’avec un omnivore. Oui mais…ou rencontrer un omnivore? A peine 1% de la population…, et ceux du pique nique n’étaient vraiment pas son style. Aurélie-Aurade parcourut les sites de rencontre spécialisée, s’engagea dans des associations dans le but de rencontrer des omnivores. Elle fit des rencontres décevantes. L’omnivorisme n’était pas un point commun suffisant. A vingt-deux ans, Aurélie finit par trouver sa perle rare. Tout se passait bien avec cet homme, tout était plus simple quand on partageait quelque chose d’aussi important et quotidien qu’une même alimentation. Ils envisagèrent rapidement d’avoir des enfants.
Et alors que les critiques avaient toujours été insidieuses, elles se firent soudain virulentes, violentes, avant même qu’elle ne soit enceinte.
«Comment peux-tu envisager d’imposer ton choix à tes enfants? Tu mets leur santé en danger en voulant à tout prix leur donner du cadavre. Donne leur donc une alimentation normale et ils feront leur choix quand il seront grands».
Sa famille, les médecins, son entourage lui mettaient la pression pour qu’elle leur donne une alimentation normale. A la même époque, un fait divers dramatique se produit. Le bébé d’un couple d’omnivores décéda par manque de soins. Bien sûr, le lien avec l’alimentation n’avait jamais été établi, mais les médias s’étaient empressés de révéler l’affaire en insistant bien sur le régime alimentaire des parents. Aurélie ne fut plus une anormale mais une potentielle meurtrière. Elle fut plus critiquée que jamais. Elle savait que des milliers de couples avaient par le passé élevé des enfants omnivores sans problème, mais les critiques, l’actualité, lui mirent le doute.
«Mes enfants pourraient m’en vouloir de leur avoir donné du cadavre à manger.. Et s’ils avaient des problèmes de santé? des allergies, s’ils devenaient obèses? le risque est connu, et ce serait de ma faute”.</span >
Après plusieurs mois, Aurélie mit au monde une fille, qu’elle élèverait non sans difficulté selon un régime omnivore; jusqu’à ce que la petite fasse son propre choix, elle vivrait le quotidien de sa mère: remarques désobligeantes permanentes, moqueries de la part des autres enfants. L’enfant vivrait les mêmes discriminations, les mêmes doutes sur sa santé mentale, les mêmes difficultés pour trouver de la nourriture appropriée. L’enfant subirait tout ce qui est imposé à ceux qui sont différents de la masse.
III
Ainsi vivent les végétariens aujourd’hui, en 2008.